Porteurs d'eau aveyronnais
Quand j’eus 15 ans, mon père m’a dit : il te faut gagner ta vie C’est moi le porteur d’eau, avec mes deux seaux pour fardeau Car, moi Baptistou, je vends de l’eau fraîche Quand j’aurai des économies, comme tous mes bons amis C’est moi le porteur d’eau, je n’ai plus mes seaux sur le dos Car, moi Baptistou, debout dès l’aurore Mais l’appétit vient en mangeant : quand j’aurai beaucoup d’argent C’est moi le porteur d’eau qui suis revenu au hameau. C’est moi Baptistou, toute mon existence |
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Les Bouges ont été des immigrés, porteurs d'eau à Paris, depuis le début du 19e siècle, peut-être avant. L'arrière grand-père de René, Pierre Jean BOUGES (1821-1881) a rejoint, à Paris, ses frères aînés, Gervais et Félix qui avaient succédé à leur père, Guillaume (1775-1855). Celui-ci avait rejoint son frère, Pierre, né en 1760 et installé dès 1794. C'est, on va le voir une histoire très classique des aveyronnais de la Montagne.
La corporation des porteurs d'eau est mentionnée à Paris, dès 1292. Au livre de la taille, on en recense 58 qualifiés d'"anglais", mais ce sont déjà, des auvergnats. Leur fête patronale est le jeudi de la Mi-Carême.
A la fin du 18e siècle, Sébastien MERCIER (Tableaux de Paris) en dénombre 20000. Selon lui, ils sont tous auvergnats, mariés, rentrant au pays, chaque été, faire un enfant à leur femme, et fuyant leur montagne quand il neige.
MERCIER ne distingue pas, parmi les porteurs d'eau, porteurs à sangle et porteurs au tonneau (existant depuis le dix-huitième siècle). On ne saura vraiment leur nombre et leur origine, que pour ceux à tonneau, à partir de 1820 quand la préfecture de police conserve les registres annuels de marque et inspection des tonneaux.
Les minutes notariales connaissent mieux, les porteurs au tonneau. Un fonds, situé rue Poissonnière, comportant deux voitures et leurs tonneaux avec roues et essieux, trois chevaux et leurs harnais, cinq paires de seaux ferrés et le service des pratiques, se vend, en 1793, 4500 livres. Un autre, plus modeste avec une seule voiture, un seul cheval, un gros tonneau de 40 voies d'eau (12 hl) déjà numéroté 108, et quatre seaux cerclés de fer, rue Grenetta, est vendu 400 francs en 1808 à Antoine BESOMBES. Le nombre de paires de seaux signifie que le porteur à tonneau est associé à un autre porteur, qui était la femme du vendeur rue Grenetta, avant d'être BESOMBES lui-même./p>
Vers 1800, les porteurs d'eau sont nombreux, autour de la rue de la Monnaie qui aboutit au Pont Neuf, ce qui s’explique par les lieux de puisage au 18e siècle, dans la Seine : port au plâtre (quai de la Rapée), port aux blés (hôtel de Ville), port aux bois flottés (île Louviers, quai Henri IV). Leur paroisse est Saint Germain l'Auxerrois, comme les rois, leur hôpital, l'hôtel Dieu où les plus vieux célibataires vont mourir. Leur notaire privilégié est LEGER dans cette rue de la Monnaie, voisin des CHARREYRE, une famille nombreuse, cantalienne de Pierrefort. Le porteur fraîchement débarqué, au début de l'hiver, se précipite chez eux pour emprunter l'argent de son installation, s'ils ne vont pas chez un autre compatriote, Saturnin VERDIER, rue des Fossés Saint Germain l'Auxerrois.
Pierre BOUGES loge à l'hôtel du Second Consul (ensuite à l'hôtel de l'archichancelier de l'Empire, est-ce le même ?), place du Carrousel, devant la porte de la cour d'honneur des Tuileries, bien placé pour assister à l'attentat de la rue Saint Nicaise (24 décembre 1800). Le quartier révélé par les fouilles du Louvre grouille encore à cette époque, d'anciens hôtels nobles et de vieilles bâtisses. Guillaume BOUGES, tout jeune marié, y est venu deux fois, en 1804, pour lui emprunter de l'argent : 9000 F. en avril et 5000 F. en décembre, le 27. On ne peut savoir comment il a fait le voyage de Graissac à Paris (la première fois, s'il est venu à pied, il est parti après sa nuit de noces !), ni s'il arriva assez tôt, avant le 2 décembre, pour voir passer Napoléon se rendant à Notre Dame, le jour du sacre : cet hiver-là, il aurait pu s'initier au métier de porteur d'eau qu'il exercera vers 1830. Ce qui est certain, c'est qu'il savait comment retrouver son frère en arrivant. Il existait donc des rapports réguliers entre le Rouergue et Paris.
Les porteurs d'eau au tonneau avaient des tonneaux timbrés aux armes de la ville, armés de soupapes et de tuyaux de cuir au 18e siècle : ils avaient sûrement des comptes à rendre à la ville. A partir de 1812, les documents conservés et les règlements de la préfecture de police permettent de dénombrer et de mieux connaître les porteurs d'eau au tonneau, et eux seulement, par deux types de documents: les listes nominatives, portant adresse et numéro du tonneau, et les condamnations. Les noms sont à consonance "auvergnate" au sens large mais l'absence d'état civil des listes rend difficile, le calcul de la proportion d'aveyronnais. Il est accessible par leur proportion parmi les condamnés, en faisant l'hypothèse que cette proportion est la même que dans la population totale. |
Photo J.Delton (BN)
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De 1830 à 1880, date de leur quasi-disparition, pour Paris, le nombre des porteurs d'eau au tonneau varie de 800 à 1500 suivant les années dont les trois quarts tirent leur charrette à bras, les autres disposant d'un cheval, à la rigueur d'un âne. Ceci ne tient pas compte des communes de banlieue telles la Chapelle, les Batignolles... En augmentation jusqu'à 1848, leur nombre a brusquement chuté par disparition de la pratique réfugiée à la campagne, aussi bien que des porteurs retournés dans leur pays. Sous le Second Empire, le nombre remonte et reste stable, à peu près à son apogée. En 1858, 7 tonneaux attelés d'âne, 204 de cheval, et 662 tirés à bras.
Les porteurs au tonneau payent une patente (de 8e classe), car ce sont de très petits commerçants généralement sans boutique, quoiqu'ils puissent aussi exploiter un fonds de charbons et de vin associé.
Le numéro de tonneau leur est accordé avec une feuille de roulage, pair s'il s'agit d'une charrette à cheval ou autre, impair pour les autres.
Ils sont réputés gens turbulents, souvent batailleurs, volontiers frondeurs. Les rapports disent: "Les porteurs d'eau sont presque tous de mauvaise foi" ou "Pour ce qui est de la cupidité des auvergnats, de leur nombre et de leur esprit de corps..." Les bourgeois se plaignent de leurs mœurs brutales, du bruit qu'ils inventent de faire en frappant leurs seaux de fer (le fer a remplacé le cuivre qui avait remplacé le bois) avec une tige métallique pour appeler leurs pratiques, au lieu de crier tout bonnement "A l'eau".
Les ordonnances de 1815, 1829, 1837, 1845 qui les concernent et les contraventions remplissent onze cartons des archives de la préfecture de police de 1812 à 1880 (Archives de la préfecture de police DA210, 211, 214, 215, 216, 243, 245, 285, 287, 288).
On leur attribue tous les défauts hors celui de consommer leur marchandise. Ils montent, jusqu'aux mansardes, leurs deux seaux de vingt litres suspendus à une longue barre transversale reposant sur leurs deux épaules. L'eau débordait, inondait la maison, les escaliers se muaient en cataracte, mais les porteurs d'eau se riaient de ces malheurs... De leur bonne ou mauvaise volonté dépendait la vie de la maison : on n'avait pas la ressource de changer de porteur. A Paris, les immeubles étaient répartis, car les porteurs sont solidaires et, de fait, la concurrence n'existait pas. Le salaire : un sou, les deux seaux. (R.Burnaud : La vie quotidienne en France en 1830)"
Gravure d'après un dessin d'A.Denis (BN) |
Mais, ils ne sont pas pires que les porteurs à la bretelle, dont on ne sait toujours rien, car ce sont des "malheureux qu'il est inutile de tourmenter" (circulaire de 1823). La preuve en est dans une pétition de 47 de ces porteurs à sangle en 1842: "la garde municipale veut les empêcher de puiser l'eau qu'ils portaient aux marchandes du marché (à la boucherie), ce qui leur était plus avantageux que les pratiques dans les étages supérieurs". Plusieurs d'entre eux, vieillards, infirmes, pères de famille n'ont que cette ressource. Leur droit au puisage gratuit sera maintenu. Aucune des signatures malhabiles n'évoque un nom de l'Aveyron. Les porteurs au tonneau sont poursuivis parce qu'ils fraudent sur le prix de la redevance due à la Ville : voilà le crime répété dès que la surveillance se relâche! |
L'ordonnance royale de 1815 les oblige à prendre l'eau aux fontaines marchandes de la Ville, dépendant des pompes à feu, par un louable souci d'hygiène si ces fontaines fournissent une eau filtrée de meilleure qualité, et c'est un "abus contraire à la santé que de puiser les eaux du canal, malsaines et séléniteuses qui peuvent ajouter à la maladie qui règne dans Paris", en juillet 1831. On rappelle "l'incommodité" dont souffrent périodiquement les parisiens.
Mais une autre préoccupation anime les édiles. Le concessionnaire de l'établissement des eaux "filtrées et épurées" de la Boule Rouge écrit, en novembre 1830: "A la suite des mémorables journées de juillet, les porteurs d'eau puisent aux fontaines publiques gratuites et la Ville perd, sur ses bénéfices, 2000 francs par mois". Et en avril 1848, même son de cloche au "Citoyen Préfet": ´ les fontaines marchandes de la Ville de Paris offrent, depuis la Révolution de février, une décroissance de produits notable, d'autant plus fâcheuse que les ressources de la ville ont besoin d’être maintenues au niveau de très lourdes charges ª.
Le crime est là : prendre de l'eau gratuitement au canal, à la rivière, plus souvent aux fontaines, tout comme les porteurs à la sangle, parfois même remplir son tonneau chez un abonné consentant (il n'y a pas encore de compteur)! Le législateur de 1815, dans sa sagesse, avait proposé pour les porteurs aussi, un payement par abonnement, économique car il supprimait toute surveillance au chargement. La solution, retenue, de faire payer à l'hectolitre, c'est la station-service sans compteur: elle exige un employé à la fontaine, doublé par une sentinelle ou deux, sinon on voit "les très mauvais garçons", comme l'aveyronnais Aygalène se servir, sans payer, "furtivement" ou en malmenant la préposée (1828), sans parler des complicités porteur - employé : on remplit le tonneau deux ou trois fois, en en payant une, moyennant dessous de table.
Un jaugeage du tonneau est nécessaire, et là c'est tout un roman administratif. Quelle imagination ! L'opération est à répéter, tous les ans, avec marque sur le fond du tonneau; forme, dimension, couleurs sont réglementées (les modèles à l'échelle sont conservés), ce qui exige un peintre de la préfecture rémunéré, après choix par soumission, 40c pour l'écusson du numéro de tonneau et 40c pour le jaugeage, en 1816. En 1839, une pétition signée de 92 porteurs au marché d'Aguesseau, réclame : "que l'augmentation d'un sou qui leur est imposée chaque fois qu'ils font jauger leurs tonneaux jointe au bas prix auquel ils sont obligés de fournir l'eau aux consommateurs à raison de la concurrence de gros établissements (existant dans Paris) ne leur permet plus de continuer leur profession pour élever et procurer l'existence à leur famille."
Ces 92 noms, assez bien écrits, sont aveyronnais: 3 Biron, 3 Manieval, 2 Calvet, 2 Cros, 2 Calmel, et un BOUGES, notre arrière grand-père, Pierre Jean ou son frère Félix.
Devant une administration tatillonne qui s'épuise à compter le nombre de tonneaux marqués qui ne correspond jamais au nombre de porteurs, qui imagine, sans suite, une fermeture géniale, à cadenas, pour empêcher les remplissages clandestins, le porteur fraude, démonte les fonds marqués. Aygalène, toujours lui, est trouvé avec un faux-fond qui porte de deux hl à trois, la contenance de son tonneau . Et toujours puise de l'eau, aux bornes fontaines, gratuitement!
Alors pleuvent les contraventions... jusqu'à la décision d'appliquer des peines d'emprisonnement, le 6 juin 1831. 207 emprisonnements à Ste Pélagie sont prononcés dont 166 du 12 novembre 1831 au 10 janvier 1832 (Pelagie) . Ces condamnations entérinent la mauvaise réputation des porteurs d'eau.
Les peines de prison sont de 1, 2, 3 jours, ou 5, 6 jours pour deux contraventions le même jour, si fréquentes que le préposé à l'entrée n'indique plus l'état civil et le signalement, mais "voir N°-".
Sauf 9 cas, la raison est la même : prise d'eau dans un lieu prohibé pour emplir son tonneau, contravention jugée par le Tribunal de simple police.
2 autres cas de même gravité (2 ou 3 jours) ont pour cause : embarras de voie publique en faisant, sans nécessité, stationner son tonneau. Restent donc 7 cas pour justifier la mauvaise réputation : voies de fait, fraude à l'octroi, escroquerie.
Ces 7 cas représentent plutôt plus que la moyenne des autres registres. Donc, il n'y a eu, en 1831, pléthore de condamnations que par suite d'un règlement strictement appliqué pour le remplissage du tonneau.
La Ville avait raison du point de vue sanitaire, et il est heureux que ses intérêts aient servi la santé publique; l'année suivante, 1832, l'épidémie de choléra aurait fait moins de victimes chez les clients des porteurs d'eau qu'ailleurs.
Mais les porteurs cherchaient sûrement le meilleur moyen d'économiser leurs sous et leur temps aussi : les clients réclamaient, tous, l'eau le matin, la distribution pouvait cesser à midi ou deux heures, or les fontaines gratuites étaient nombreuses : 127 en 1835. Quelle tentation d'y remplir le tonneau au lieu de parcourir le chemin jusqu'à la fontaine marchande plus éloignée ! Ne se plaint-on pas de la précipitation des porteurs bousculant les piétons sur les trottoirs et des voituriers de 14-15 ans conduisant au trot, sans aucune garantie pour la sûreté publique ? Il est rappelé aux "maîtres" qu'ils sont civilement responsables des personnes qu'ils emploient. Une autre réclamation, des porteurs cette fois, concerne la lenteur du service de remplissage, en 1826, (à la rivière?).
Dans les autres années, on n'ira plus jusqu'à la prison.
Une recrudescence de contraventions indique un règlement difficile à faire admettre. Si le remplissage du tonneau est à peu près réglé (la multiplication des pompes marchandes en est, peut-être, la cause, plus que les menaces), le stationnement nocturne est plus épineux. Le tonneau doit être garé plein, en des lieux déterminés par la préfecture, pour servir en cas d'incendie. Seulement, le porteur préfère le remiser dans sa cour, en un lieu sûr et fermé. On trouve ainsi de belles listes d'aveyronnais en infraction.
Parfois même, le tonneau est vidé dans un réservoir à fond filtrant où l'eau décante, pour livrer "une belle eau" aux pratiques ; devant cette fierté, le policier ne trouve pas de texte à appliquer et, affolé, demande des ordres !
Tout ceci a le mérite de nous confirmer l'origine des porteurs et nous entrevoyons leurs conditions de vie.
La ventilation départementale, pour les condamnés de 1831, donne rapidement 92 cantaliens pour 35 aveyronnais, 4 lozériens et 5 divers autres, justifiant parfaitement que, pour tous, ils aient été "auvergnats". Et les aveyronnais sont originaires de la Viadène et de l'Aubrac, les cantaliens sont souvent des cantons de Chaudes Aigues et de Pierrefort, et les lozériens de celui de Nasbinals.
L'émigration des porteurs d'eau n'est pas seulement, une émigration temporaire (l'hiver) de jeunes gens qui cherchent l'argent pour s'établir ou payer un remplaçant. Ce ne sont pas ces porteurs-là qui apparaissent, à moins qu'ils ne soient les jeunes voituriers qu'on entrevoit auprès des porteurs à cheval. Ces "maîtres" emploient des gamins de 14-15 ans, parfaitement irresponsables d'après la police, qui conduisent leur charrette à un train d'enfer. Pourtant, vu de la Montagne, voici le récit du brave jeune homme qui a attendu, avec impatience d'avoir fait sa première communion pour suivre les frères et les cousins. ´ La mère, les sœurs le conduisent au maître qui doit le diriger : pas une larme ne coule ; on croirait se montrer faible ª. Il n'est pas rare de voir gagner 300 à 400 F. par an à seize ans. L'argent revient entièrement à la famille ; aucune dépense n'est permise (on couche sur la paille sans se déshabiller, les vêtements seront remplacés au retour, pas de distractions)."
La date des contraventions (aussi bien en juillet qu'en août) est rassurante pour les parisiens: les porteurs ne désertaient pas tous en été. En 1830, deux porteurs de St Ouen s'insurgent contre la concurrence qui leur est faite par d'autres, en été, alors qu'en hiver, quand il faut chercher l'eau à Paris, par un trajet rendu difficile par les gelées, ils sont seuls.
L'âge, ensuite, est toujours supérieur à 22 ans; c'est trop vieux pour la conscription. Les porteurs d'eau au tonneau dont un quart a plus de 35 ans restent à Paris, plusieurs années. Ginesty dit quatre à six ans. Les conditions ont évolué entre 1820 et 1860: il y a moins de logements collectifs ; la concentration autour du marché d'Aguesseau a disparu, preuve, sans doute, qu'une installation familiale s'instaure
Quant à la misère décrite pour tous les types d'immigrés, elle était sûrement grande et comparable à celle de nos africains économisant sur la nourriture (mais étaient-ils plus mal nourris que les autres à l'époque ? ), sur le logement ; les habits ne devaient être renouvelés que lors d'un retour au pays et lavés rarement.
Mais ceci apparaît peu dans ces recherches. Parmi les pétitions, le temps de monter, à son grenier chercher ses papiers, est demandé en cas d'arrestation. La police ne retrouve pas les fautifs: les déménagements sont fréquents et rapides. Voilà pour le logement: un garni sous les toits ; le "garni" est très utilisé dans la littérature du 19e siècle. Balzac aussi déménageait vite ! Garni ou pas, les meubles se réduisaient à une paillasse, une chaise; le couteau ne quittait pas la poche.
On relève les mêmes adresses pour plusieurs porteurs, preuve qu'ils partageaient leur "grenier". Encore le "maître" pouvait-il loger des apprentis qui ne sont pas nommés comme on l'a vu.
Toutefois, l'établissement permet souvent de garer le tonneau ; une plainte s'élève encore : "on n'a même pas le droit, le soir, de prendre une voie d'eau pour sa famille".
Car tous les porteurs ne sont pas célibataires et les mariages à Paris, de porteurs d’eau aveyronnais, ne sont pas exception : des enfants Delrieu, Marie-Jeanne et Antoine, se marient en 1838 et 1839 à la Madeleine et St Philippe du Roule, François Pélissier originaire de St Gervais, condamné en 1841, est marié et habite Clichy.
C'est aussi à Clichy que le maire refuse l'autorisation à un porteur jugé trop riche ! Il est établi marchand de charbon et on saisit ses seaux, ceux de sa femme et de sa fille. Pierre Jean Brévier, 357 rue St Denis, est établi depuis 1828 au moins ; à son décès, en 1851, sa veuve, Antoinette Laporte continue à exercer. Ces conditions sont celles décrites par le témoignage des "Ouvriers des Deux Mondes" en 1858 .
En 1805, les meubles de l'inventaire après le décès de Guillaume GRIFFOUL, limonadier rue des Prouvaires atteignent 2444 francs; le défunt avait douze cravates de mousseline rayée, quinze paires de bas dont six de soie, des culottes de casimir noir et de nankin, trois montres à cadran d'émail. Sa femme portait robes de mousseline ou de toile peinte avec une douillette de taffetas. Les meubles, vendus de nos jours, feraient un tabac: chiffonnier, fauteuils et bergères de bois peint gris, couvertes de velours d'Utrecht cramoisi, commode et secrétaire en acajou à dessus de marbre blanc, commode en tombeau de bois de rose, de l'argenterie... On servait toutes les boissons : café, bourgogne, bordeaux, liqueurs, punch, bocaux de cerises et abricots, dans une boutique séparée du laboratoire par une cloison de quarante-deux carreaux de verre vert.
Cette succession renseigne aussi sur l'émigration féminine: Marguerite FABRE, la veuve, qui sait écrire et renouvelle immédiatement le bail pour un loyer de 800 francs par an, n'aurait pas porté ces belles toilettes dans son Rouergue natal. Les quatre enfants sont présents à Paris.
Si la réussite n'est pas toujours aussi belle, on rencontre nombre de couples parmi tous les petits bougnats qui existent dès le début du 19e siècle.
L'émigration aveyronnaise n'est peut-être pas encore importante, mais elle exerce déjà tous les commerces traditionnellement tenus par des auvergnats au 19e siècle: marchands de bois et de charbon, marchands de vins, hôteliers, avec de belles réussites. Le schéma est en place pour une émigration de plus en plus importante.
J'ai essayé de trouver quel était le bénéfice annuel de cette "industrie". L'enquête de 1858 13 donne 1400F., tous frais payés, pour un porteur à bras, établi en ménage à Paris, avec une mise de fonds très faible, le matériel se réduisant aux seaux et aux scies. En 1858, où il n’y a plus que 5 porteurs à bras à la fontaine St Michel, contre 30 en 1830, le métier change, mais notre homme exerce toujours le métier principal de porteur d’eau qui lui rapporte un bénéfice annuel de 1000F., et complète avec des services annexes, 100F. pour les déménagements et 300F. par an de sciage de bois, en voie de disparition aussi car le charbon supplante le bois de chauffage.
Les porteurs à cheval payent plus cher pour s’établir, et achètent souvent une clientèle. En 1829, Carbonel a emprunté, pour payer son fonds 12000F. dont 3000F. de matériel. Il pensait exploiter, seul, la clientèle de La Villette, quand un autre s'installe, dans la commune, avec la bénédiction du préfet de police. La valeur du fonds est extrêmement variable suivant la concurrence : Pierre Jean BOUGES et son frère Félix ont été condamnés, par le tribunal de commerce de la Seine, en 1846, à rembourser 1600F à Jean Clergue, leur successeur, qui se plaignit de la diminution de la clientèle et a eu gain de cause.
Certains porteurs ou limonadiers, comme celui de Clichy, sont riches, et rentrent se marier au pays. Le jeune qui s'est libéré des obligations militaires peut rapporter de 2 à 3000 F. s'il reste à Paris cinq ans, acheter "une montagne" et choisir une épouse. Le mariage consacrerait alors le retour au pays, ce qui explique l'échec que j'ai rencontré en cherchant si les dates des naissances faisaient apparaître une migration saisonnière chez les hommes mariés : c'était faux. Le mariage tardif est dû à cette émigration et il n'exclut pas un retour à Paris, en laissant la femme au pays, chargée des enfants.
Le rêve de la fortune faite s'entretient tout au long du siècle. En 1914, les ancêtres, âgés de trente ans, avaient placé, en emprunts russes, le million assurant déjà leur vieux jours ! Après l'effondrement, ils ont travaillé jusqu'à leur mort. Des procès, des placements, il ressort que ces aveyronnais étaient rudement travailleurs, économes peut-être, mais mauvais gestionnaires !