Par Alain et Françoise BRUNELLE 2014

AVANT PROPOS

Une légende familiale assurait que la famille Brunelle d’Henrichemont (Cher) descendait de Jean Baptiste Cléry, le valet de chambre de Louis XVI. Légende tenace mais tout à fait fausse. S’il y a bien des ancêtres Cléry, ce sont d’humbles tisseurs du nord de la France.

Quel rapport entre ces modestes ouvriers du textile et le maître tanneur qui a fait souche au centre de la France ? Comment un fils du nord s’est-il retrouvé patron d’une des tanneries qui faisaient la fierté d’Henrichemont ?

Voici l’étonnant destin en trois temps de Désiré Céryle Brunelle, du second empire au XXème siècle.

Villers-Guislain dans le Cambrésis

Les mulquiniers du Cambrésis

La famille Brunelle est originaire de Villers-Guislain, un petit village du Cambrésis, dans le département du Nord à la limite de la Somme, du Pas-de-Calais et de l’Aisne.

Les archives de l’état civil d’avant 1807 ont malheureusement disparu, détruites par la guerre de 1914.

L’industrie textile existait déjà sous l’ancien régime et de nombreux habitants étaient mulquiniers.

Le mulquinier était un ouvrier qui tissait les batistes, étoffes de toile fine de lin utilisées pour l’habillement.

Au XIXème siècle, on tissait plutôt, pour les donneurs d’ouvrage, de la laine ou du coton, à domicile dans les caves qui assuraient les meilleures conditions de température et d’humidité pour la confection de la toile.

L’éclairage était assuré par un petit soupirail à la base de la maison. Le métier à tisser étant placé de côté par rapport à cette verrière.

En 1833 on dénombrait 600 métiers à tisser à Villers-Guislain pour une population de 2000 personnes. Le cliquetis de ces métiers dans toutes les maisons accompagnait le quotidien du village.

Rien d’étonnant donc si on retrouve parmi les ancêtres de Désiré Céryle : mulquinier, ménager, tisseur en coton, fileuse, dévideuse, tisseuse, bobineuse, tisseur, navetier.

Des Brunelle et des Cléry

Dans les recensements du XIXème siècle, figurent à Villers-Guislain de nombreux membres de ces deux familles locales.

Tombe Brunelle à Villers-Guislain

Le 24 février 1852, Jean Baptiste Désiré Brunelle, tisseur, épouse Célestine Flore Cléry, tisseuse. L’épouse et la mère de l’époux ne savent ni écrire, ni signer ; la mère de l’épouse est décédée.

Et Désiré Céryle nait dès le 30 août de la même année, suivi d’une sœur qui se mariera localement à un maréchal ferrant et d’un frère qui mourra célibataire à 39 ans.

Ceryle Désiré, Désiré Cyrille, Cerille Désiré, Désiré Cérille ou Désiré ?

Selon les époques de sa vie et selon les administrations, l’ordre et l’orthographe des prénoms varient.

D’où venait ce prénom de Cyrille que seule l’armée a semblé savoir orthographier ? Son cousin germain Charles Cyrille Cléry, de 20 ans son ainé, était peut-être son parrain.

1864 : sa mère meurt à 35 ans, alors que l’enfant n’a pas 12 ans.

Va-t-il devenir tisseur auprès de son père ?

Le train des équipages

La guerre franco-prussienne a bouleversé Villers-Guislain. Les Prussiens ont envahi le village le 20 janvier 1871 après la bataille de Saint-Quentin avant de se retirer à la capitulation des troupes françaises. Cette année de guerre a marqué le village.

Expérience instructive ou désir de revanche pour le jeune Désiré Céryle ? Le 3 avril 1873, à l’âge de 21 ans, il s’engage dans l’armée pour cinq ans à la mairie de Lille.

Faisant partie de la classe de 1872, il avait tiré le n° 36 au chef lieu de canton de Marcoing. Grâce à l’armée, nous connaissons son aspect physique : 1,65m, cheveux et sourcils châtains, yeux bleus, front ordinaire, nez bien fait, bouche grande, menton rond, visage plein.

Il est donc engagé volontaire au 1er régiment du train des équipages comme ouvrier bourrelier de 2ème classe. Le train des équipages accompagne les armées et s’occupe de leur logistique. A l’époque pas de camions ni d’essence, mais des chevaux et leurs selles.

L’armée va apprendre à Désiré Céryle le métier de sellier.

Toujours comme ouvrier bourrelier de 2ème classe, il passe du 1er escadron au 8ème escadron à la formation de celui-ci. Cet escadron est formé le 21 avril 1875 au camp d’Avord (Cher) avec un effectif de 541 personnes. Dès le 4 mai 1875, il devient brigadier 1er ouvrier sellier au petit état major.

Rencontre avec la gendarmerie

Désiré Céryle est stationné à la base d’Avord, près de Bourges. C’est dans cette contrée qu’il rencontre un ancien gendarme récemment retiré dans son village natal d’Henrichemont. Jean Isidore Bourget a eu une assez longue carrière militaire comme hussard, puis gendarme d’élite, gendarme de la garde impériale envoyé à la guerre de Crimée et enfin gendarme dans les compagnies de la Nièvre, du Puy-de-Dôme et de l’Allier. Dans la Nièvre il s’est marié et a eu deux enfants, dont une certaine Augustine Catherine âgée de 18 ans.

Le jeune brigadier-sellier de 25 ans épouse la fille du gendarme à Henrichemont le 12 novembre 1877. Il a reçu l’autorisation officielle de l’armée pour se marier. Son père aussi a donné son consentement mais il n’est pas venu du Nord. Il est représenté par Alexandre Robineau, bourrelier d’Henrichemont, peut-être un collègue et ami de Désiré Céryle et qui l’aurait introduit à Henrichemont.

Une fille nait dès 1878 prénommée Marie Louise Odonie, ce dernier prénom étant celui de la sœur de Désiré Céryle.

Brigadier du train des équipages

La tuberculose

Le jeune père se réengage pour 2 ans à partir du 3 avril 1878. Puis il est commissionné (recruté par contrat) à compté du 3 avril 1880.

Le 1er mai 1881, à l’achèvement de l’arsenal de Dijon, le 8ème escadron quitte le camp d’Avord pour Dijon avec ses 12 officiers, 118 hommes de troupe, 117 chevaux et 19 voitures. Nérondes, Nevers, Châtillon, Château-Chinon, Autun, Arnay-le-Duc, Sombernon sont les étapes de ce périple d’une semaine1. Le jeune ménage habite maintenant à Dijon. C‘est pourtant à Henrichemont que nait le petit Paul Désiré Ernest le 9 septembre 1882.

Mais en 1890, l’armée découvre que Désiré Céryle est gravement malade. Deux médecins militaires attestent que « ce militaire est atteint de tuberculose pulmonaire caractérisée par de la subinatité au niveau des deux sommets et principalement à gauche, par du souffle et par des râles discriminés dans les deux poumons. On perçoit également des frottements pleuraux et la voix est notablement altérée. Brunelle a eu des hémophisies, a considérablement maigri et a des sueurs nocturnes. L’enquête à laquelle il a été procédé ne révèle aucun antécédent héréditaire ou personnel. » En conséquence, ils estiment que « cette infirmité est grave et incurable », « elle met ce militaire, non seulement hors d’état de servir, mais encore de pourvoir à sa subsistance. »

Fin d’une carrière militaire qui n’a donné lieu à aucune campagne. Le 22 avril 1890, Désiré Cyrille Brunelle est pensionné pour infirmité. Son décret de concession du 27 juin 1890 lui accorde une quotité de pension de 875 (n° de dossier 66 709).

Les tanneurs d’Henrichemont

Henrichemont, ville fondée par Sully en 1609, a longtemps été le centre d’une minuscule principauté indépendante, la principauté de Boisbelle. Sully lui-même fit venir les premiers tanneurs à Henrichemont.

En cette fin du XIXème siècle, la ville s’enorgueillit d’une florissante industrie de tanneries installées le long de ses cours d’eau favorisée par la proximité des bois de chênes et de châtaigniers, dont l’écorce est nécessaire à la fabrication du tan. En 1901 on comptait quinze patrons tanneurs employant 150 ouvriers.

La famille Brunelle s’y installe près des parents d’Augustine Catherine. L’ancien militaire se soigne et vit de sa pension. Il n’a que 37 ans, s’y connaît en cuir, tâte au métier de tanneur, se dit qu’avec son argent ….

En 1896, il achète la tannerie Archambault par adjudication à Sancerre.

La tannerie Brunelle aux Billets

Un premier lot comprend « un vaste corps de bâtiment construit en gros murs, couvert en ardoises, composé d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage. Le rez-de-chaussée contient […] un poudrier. […] En contrebas une basserie ayant seize cuves. Toujours à la suite et en contrebas, travail de rivière et planerie. Le premier étage consiste en six chambres et cabinets formant habitation. […] Dans la partie opposée, vaste pièce servant de sèche et de magasin grenier sur toute l’étendue du bâtiment. Devant le bâtiment, cour en contrebas et au niveau de la basserie, dans cette cour existent quatre fosses carrées, deux fosses rondes et un refaisage. Au devant de cette cour, seconde cour. […] Dans cette cour il existe deux fosses à jus […].
Il dépend de la tannerie les droits qui sont de un huitième dans une usine […] servant à moudre l’écorce, à faire le tan et comprenant un bâtiment avec machine à vapeur et autre bâtiment où fonctionnent les pilons et autres accessoires. »

Ces parts dans le moulin à tan, le moulin de Sougy à Ivoy-le-pré, seront revendues plus tard.

Le deuxième lot est un pré de 14 ares et 76 centiares, le tout pour une somme de 6050 francs qui sera finie d’acquitter en 1900.

Avec cette tannerie située au lieu-dit des Billets qu’il va faire prospérer et transmettre plus tard à son fils Paul, il devient l’un des maîtres tanneurs de la ville.

Les enfants grandissent. Marie Louise épouse un vétérinaire, Paul la fille d’un bijoutier de Bourges.

Paul va se former à l’école des Arts-et-Métiers d’Angers et modernisera la tannerie. C’est un personnage : il siègera longtemps à la Chambre de commerce du Cher et sera conseiller de la Banque de France. Mais avec l’arrivée des plastiques, le cuir n’est plus aussi utile, les tanneries ferment les unes après les autres. Ce sera le tour de la tannerie Brunelle en 1954. Il n’y a plus aucune tannerie aujourd’hui à Henrichemont.

Une vieillesse tranquille

Désiré Céryle et sa femme Augustine Catherine voient grandir leurs petits enfants à Henrichemont : un chez leur fille, trois chez leur fils.

Elle meurt à 72 ans, lui à 80 ans en dépit de son ancienne tuberculose. Il assistera même au mariage de sa petite fille en 1931.

1912 : il est debout, elle assise à droite

1931 : il est assis au 1er rang, deuxième à partir de la droite

Ils reposent ensemble au cimetière d’Henrichemont, après de leur fille et de leur gendre.

CONCLUSION EN FORME DE MORALE

Désiré Céryle a réussi un parcours difficile : il venait d’un village pauvre, d’une famille peu instruite, il était orphelin de mère et a failli mourir de tuberculose. Mais il a triomphé de tous ces obstacles.

Il a eu le courage de quitter sa région pour tenter sa chance ailleurs. Il n’a pas dû beaucoup retourner dans le Nord où on ne sait pas s’il a gardé des liens.

Il a été adopté par le Berry, par la famille de sa femme, par une ville dont il a pu devenir un des notables grâce à son esprit d’entreprise. Il en fallait pour acheter une tannerie alors que, six ans avant, les médecins l’avaient jugé hors d’état de pourvoir à sa subsistance.

Sa mère ne savait même pas lire et écrire, l’armée lui a donné sa chance. Son fils a étudié le progrès technique et ses petits enfants ont fait de grandes écoles. L’époque permettait la mobilité sociale par l’instruction.

Un destin non pas unique, mais assez représentatif des transformations de la France de la seconde moitié du XIXème siècle au début du XXème.

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1 Historique du train des équipages militaires, Epoudry et Gigout, 1888